Estrambòrd de jòia

Par Philippe Hunt


Qui n'a souhaité (rêvé ?) être dans la présence pleine, immédiate, inentamée par des traces, par la charpie d'un passé ectoplastique qu'on ne parvient pas à dépasser, et qui ne serait pas non plus taraudée par l'attente de sa perte irrémédiable, ou par des espoirs qui, on le sait bien mais quand même... Qui donc ? Qui n'est pas nostalgique de cet état sans nostalgie, sans douleur du retour, du passé... qui n'a pas le souvenir de cet espoir déceptif d'une parousie de la chair la plus singulière et la plus intime (tellement intérieure qu'elle serait extérieure à la chair), ou d'un epékeina tês ousías, au-delà de l'essence, de l'un, de l'ineffable même ?

Et pourtant... cet état de « n'avoir pas à se souvenir » que Rachel pointe chez Le Clézio, cet être entièrement ici-maintenant que nous attribuons avec un mélange de mépris et d'envie aux animaux, tellement plus "heureux" que nous, cette béatitude nous est refusée, l'absence de cette présence est cela même qui nous fait ("nous sommes faits") ... mais quoi ?

Il y a donc, c'è, es gibt -avoir, être ou don - séparation, déchirure, deuil, mort, dés-espoir, de tout cela trace, et ineffaçable. Ce qui est arrivé reste, « cela m'est arrivé », « ce n'est toujours pas fini », « je pendouille toujours » (Améry).

Reste à... faire trait de cette trace, la tirer d'un bout à l'autre du papier, d'un papier à l'autre, faufilure peut-être. Le papier, cette peau, que Rachel déchire, recouvre de couches inlassables de pigment, rouge souvent. Et dans ces marques, giclures, déchirements et perçures, que de joie, « wreed geluk » disait Claus, l'ami de Corneille et d'Appel, mais c'est surtout Constant que Rachel aime, jusqu'à faire une œuvre-hommage à ce peintre, « fête de la tristesse », lui dont elle aime tant cette phrase qui dit « la peinture est un animal... un cri... ».

Pourtant, plus souvent c'est une musique, un texte qui accompagne, parfois précède le travail de ce corps, corps à corps, sur ce corps subtil, ensauvagé du papier, Bach, Mozart, Dinu Lipatti, Lacan, Bauchau, Kundera, ... peut-être des traces plus lointaines de Verlaine ou d'Éluard. Ou des phrases qui viennent, insistent, « le littoral de mon amour », « entre le rêve et la vérité tu es toi là inconsolable », « la désespérance comme seule lumière », des phrases qui viennent d'un autre ailleurs. Quoi qu'il en soit, ces phrases sont soumises à un travail plastique qui les efface, les restaure parfois, un peu, en partie.

Effacement comme il y a effiguration1, des figures parfois (rarement) préexistent, parfois (plus souvent) surgissent du travail des traits et des polissages par la brosse, pleurs d'un arbre, tapisserie berbère, carte de la Palestine... C'est la marque donc qui fait figure, comme un de ses possibles.

« Joie et déchirement » dit-elle - ou joie qu'est le déchirement, déchirement qu'est la joie, ou encore joie du déchirement de la joie, lontanéité de l'amour, amor de lonh, « A chantar m'èr de çò qu'eu no volria » (Comtessa de Dia) - car c'est plus fort qu'elle, ce chant (ce cri) sourd, surgit - mais aussi « D'aissò'm conòrt » - une joie en est, en vient